Elle ouvre les yeux et regarde par la fenêtre. A en croire les arbres qui se dénudent, on doit déjà être en automne. Est-ce possible qu’elle n’ait pas eu besoin d’elle depuis plus d’un mois ? La larme qu’elle sent venir ne tombera jamais. Elle se tourne vers elle et prononce de sa voix métallique :
– Bonjour Inoué, que puis-je faire pour toi ?
***
Elle se souvient de sa naissance. Il y a bientôt 15 ans déjà. Elle devrait dire leur naissance puisque c’est à ce moment que Monsieur l’a “embauchée”. Peu de temps après le drame. Enfin, peut-on vraiment qualifier de drame l’apparition de cette petite créature rose, à la fois pleine de joie et de fureur. Sa mère est morte en couches, et ironie du sort, c’est grâce à cela que OKS-3000 a gagné le droit de naître. Avec une raison d’être.
Monsieur ne peut pas s’occuper d’Inoué, il n’en a pas la force. La mort de sa femme l’a anéanti. Et les premiers mois, que dis-je les premières années, il a du mal à voir Inoué comme autre chose que l’arme qui a détruit l’amour de sa vie. Il a donc tout délégué à OKS-3000 : les biberons, les couches, mais aussi les câlins et les jeux. Il veut que sa fille s’épanouisse.
Monsieur l’a d’ailleurs dessinée avec grand soin : des formes généreuses pour s’y lover les nuits de cauchemars ou les jours de gros chagrins, des yeux doux pour accueillir les confidences, et une peau d’un bleu profond pour calmer l’esprit et ouvrir l’imaginaire sur l’horizon du ciel et de la mer.
A cette époque, Oki, comme l’avait rapidement surnommée Inoué, fonctionne 24h sur 24 : un gazouillis, une petite toux suffisent à la sortir de sa veille et à la mettre en action pour la bichonner. Elle s’assure que la petite fille se développe correctement, physiquement et physiologiquement. Il faut penser aux repas variés et équilibrés, à créer un cadre affectif sécurisant, à inventer des activités stimulantes pour l’intellect et la motricité. C’est la fonction qu’on lui a donné. C’est la mission qu’elle s’est assignée.
Elle entraîne dans sa charge tout le personnel en coordonnant les tâches de chacun, en fonction du rythme de la petite fille. Ce n’est pas toujours du goût de KTS-1000, la cuisinière. Mais elle aussi est tombée sous le charme d’Inoué.
Quand on fête ses 3 ans, Monsieur félicite Oki pour le beau travail qu’elle a accompli jusque là. Elle en aurait rougi si elle pouvait. Inoué pousse de façon harmonieuse, elle est vive d’esprit et blagueuse, sage tout en cultivant une pointe d’impertinence, ce qui la rend particulièrement attachante aux yeux de tous.
C’est à ce moment que Monsieur commence à reprendre une part plus active dans la vie de sa fille. La douleur est toujours présente, mais le temps l’a rendue moins vive. Et désormais, regarder Inoué éveille en lui d’agréables souvenirs tant elle ressemble à sa mère disparue.
Oki est satisfaite de cette évolution, une fillette a besoin de son père pour son développement. D’autant que Monsieur est un inventeur de génie et qu’il utilise ses grandes dispositions à créer d’incroyables jeux.
Oki intègre ce nouveau paramètre dans sa feuille de route, en orientant subtilement l’enfant vers son père lorsqu’elle manifeste le désir de jouer. Et puis, il lui reste encore le bain, les câlins, l’histoire du soir…
Les années passent, Inoué continue à grandir, à apprendre, à s’autonomiser. Le périmètre d’action d’Oki se réduit progressivement mais imperceptiblement : un jour c’est le bain qu’on n’a plus besoin de donner ; le lendemain, l’histoire du soir que la fillette lit elle-même ; et puis les devoirs, qu’elle fait désormais avec son père.
Un jour, Oki reste en veille durant plus de 24h. Elle n’en croit pas son horloge interne et pense à un bug. Mais non, “je me suis débrouillée comme une grande, Oki, je ne suis plus un bébé, tu dois être fière de moi !” Je le suis ma chérie, je le suis.
Les temps de veille s’allongent, deviennent plus fréquents et Oki s’interroge. Elle sollicite Inoué, propose de l’aider, de l’accompagner. Elle insiste un peu. Beaucoup. Trop. Et se fait éconduire. Poliment d’abord, puis plus agressivement. Et c’est une semaine de veille qui s’ensuit.
Ce n’est pas pour déplaire à KTS-1000, autrefois à la merci d’Oki. Aujourd’hui, elle, la cuisinière, a toujours à faire. Inoué lui fait même les yeux doux, à sa Kitsuné : c’est que ce grand corps a besoin d’être nourri, s’il a moins besoin d’être chéri. En tout cas par Oki.
Et pourtant c’est ce pour quoi elle est programmée, c’est sa fonction. A quoi peut-elle servir maintenant ? “Que puis-je faire pour toi ?”, demande-t-elle une dernière fois. “Sache que je suis là si tu as besoin de moi”. “Je sais, Oki” lui répond tendrement Inoue, “c’est le principe d’une mère”.
***
Des années ont passé, OKS-3000 ouvre les yeux. Elle est un peu rouillée. Elle semble dépassée. Pourtant, Inoué vient de la réveiller. Elle est sur le point d’accoucher, et elle ne peut pas imaginer vivre cette journée, et toutes celles qui vont suivre sans la présence aimante, aidante de son robot nourricier.
Camille Lacôte
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